La ville de Metz avait obtenu, le 12 juin 2015, une ordonnance exécutoire du TGI commandant l’évacuation du campement. Cette décision, signifiée à nos amis par voie d’huissier, les inquiétait : « On va nous chasser d’ici ? sans rien ? comme à la télé ? »
Nous les rassurions : « Oui, à terme, votre campement sera évacué, mais comme par le passé, nous veillerons à ce que ça se fasse dans les règles. Les services de la préfecture et de la mairie mettront en place les solutions d’hébergement et d’accompagnement. Il est impossible que dans une ville comme Metz, avec des militants comme nous, ajoutions-nous fièrement, vous vous retrouviez à la rue comme des chiens. »
Ils nous croyaient. Ils se souvenaient de nos actions des années précédentes qui avaient débouché sur une reconnaissance de leurs droits. Nous leur expliquions la démarche que nous allions adopter.
L’exemple de Longeville-lès-Metz en 2013
Il y avait des précédents. En automne 2013, par exemple, à Longeville, ils étaient une quarantaine à occuper un terrain vague derrière un supermarché. Le campement était invisible, perdu dans un bosquet. Le terrain appartenait au FC Metz qui ignorait tout de l’affaire. Le Maire de Longeville était tétanisé à l’idée que les poubelles posées à l’entrée des villas de ses riches administrés puissent être dévalisées la nuit. Il faisait pression sur le FC Metz pour qu’il intente une action. Je me souviens d’une de ses adjointes qui s’étonnait de mon engagement dans l’affaire : « Croyez-moi, Monsieur Graff, ces gens-là aiment la saleté, ils ne sont bien que dans la merde, c’est leur élément naturel. Pourquoi vous obstiner à les défendre ? » Et quand je lui parlais de scolariser les enfants, elle n’en revenait pas, qu’un monsieur qui jusqu’ici lui semblait sérieux puisse nourrir des idées aussi saugrenues.
Selon des sources concordantes, lors d’une séance du conseil municipal, le maire de Longeville-lès-Metz aurait déclaré : « J’ai rencontré le chef de la tribu, je lui ai demandé ce qu’il venait faire en France. Il m’a répondu : nous y en a venir pour les allocations. » J’ai encore du mal à le croire.
Avec Denis, nous avions pris contact avec des responsables du FC Metz qui nous assuraient de leur totale indifférence à ce que le camp soit démantelé maintenant, plus tard ou jamais : « Nous, on a engagé l’action en justice pour faire plaisir au maire, mais à part ça… » Tout cela nous laissait du temps pour préparer la suite. À la même époque, un autre campement à Metz Nord abritait trois familles (14 personnes). Nous avions obtenu, finalement, que les deux campements soient évacués avec des solutions de relogement et de suivi social.
Ce précédent nous confortait dans une démarche que nous avions adoptée un an plus tôt dans le cadre d’un autre bidonville. En gros, le même schéma, la ville de Metz faisant pression sur le propriétaire pour qu’il demande l’évacuation d’un bidonville qui ne dérangeait personne. Puis nos démarches pour retarder le processus et trouver une issue élégante pour tous les protagonistes.
Obtenir un report de l’évacuation
Retour en juillet 2015. Forts des leçons du passé, plutôt positives, quelle stratégie allions-nous retenir ?
D’abord, ne pas contester la décision de justice, mais simplement obtenir un délai pour que l’évacuation respecte les conditions prévues par la loi. Ensuite, rester en contact avec les familles pour nous assurer de la continuité du suivi social.
Nous avons sollicité du JEX (juge à l’exécution) qu’il demande au préfet de ne pas accorder le concours de la force publique avant que soient mises en œuvre les dispositions de la Circulaire Interministérielle NOR INTK1233053C du 26 août 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites.
De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un texte écrit d’une plume trempée dans une lavasse de bons sentiments. Cosigné par sept ministres du gouvernement d’alors (dont certains toujours en exercice après avoir pris du galon) il entend ne surtout pas faire obstacle aux décisions de justice, car enfin « au-delà de la responsabilité de l’État, il en va des fondements même du contrat social dans notre Nation ». Rien que ça, admirez la prudence d’un gouvernement soucieux de protéger la Nation contre les effets supposés dévastateurs de quelques campements dits illicites. Comme s’il était plus licite, en Europe, de crever dans la boue ou sous la neige que de s’en protéger dans une cabane.
La circulaire interministérielle n’a rien d’un brûlot gauchiste. Tout au plus permet-elle à un préfet pas trop enragé de surseoir à une évacuation pour s’assurer, préalablement, que soit établi un diagnostic et que soient recherchées des « solutions d’accompagnement, dans les différents domaines concourant à l’insertion des personnes (scolarisation, santé, emploi, logement/mise à l’abri…). »
Tendre une perche aux pouvoirs publics
Naïvement, nous pensions le report de l’évacuation libérerait du temps aux services de la DDCS et de la commune pour faire leur job tel que prévu par la Circulaire. Nous savions de source fiable que Mme Chabeau, directrice de la DDCS se démenait jour et nuit pour rechercher des solutions d’hébergement aux familles en voie d’être évacuées. Nous savions aussi que ses efforts n’aboutissaient à rien. Ce report que nous sollicitions du juge devait lui apporter quelque soulagement dans sa rude tâche.
Nous pensions également, avec la même naïveté, que ce report allait arranger les affaires de la Ville. Car même à l’initiative de l’évacuation, comment allait-elle gérer le déferlement d’une vingtaine d’hommes, femmes et enfants lâchés dans les rues de Metz ?
Ce report, pensions-nous naïvement, c’est du gagnant-gagnant, du bonheur pour tous. Pas seulement pour les Roms tranquilles dans leurs cabanes, mais pour le maire, le préfet, la police et surtout la directrice de la DDCS à bout de souffle.
Bref, nous voulions rendre service à tout le monde. Aux loups et aux agneaux.
Première surprise
Nous nous sommes rendus à l’audience du 9 juin avec la désinvolture qui sied aux démarches de routine. Le JEX allait ordonner au préfet de laisser à sa subordonnée Mme Chabeau, le temps de faire ce qu’elle aurait dû faire depuis plus de six mois. Et la Ville pouvait mettre ce délai à profit pour faire en sorte que les suites de l’évacuation aillent dans le sens de l’intérêt commun.
Eh, bien non.
Non. Le Maire envoie au Tribunal son avocat, Me Hellenbrandt, pour obtenir l’irrecevabilité du mandat que nous avaient donné les Roms pour les représenter. Le mandat était d’autant plus valable qu’ils étaient tous là, dans la salle, en mesure de certifier verbalement ou par écrit, devant huissier, que oui, les bénévoles du Collectif Mosellan de Lutte contre la Misère avaient qualité pour les représenter.
Elle était un peu embêtée, la juge. Ce n’est quand même pas à la partie adverse de décider qui est habilité ou non à représenter ceux qui saisissent le tribunal. Elle botte en touche et met la question en délibéré pour le 23 juin. Entre-temps, nous n’excluions pas que ça finisse mal, et nous contactions le Bâtonnier pour désigner un avocat commis d’office qui fasse à notre place ce que Me Hellebrandt voulait nous empêcher de faire.
On aurait pu imaginer que le maire et le préfet s’en fichent un peu et nous laissent vasouiller dans des procédures ne nuisant à personne. Ils se sont hâtés (et cette précipitation ne pouvait être que concertée) de brusquer l’intervention des policiers pour évacuer le campement. C’est allé très vite. Le 23 juillet, la délibération dans le sens voulu par l’avocat de la mairie, et le 28 la suite. Les flics et les pelleteuses.
Seconde surprise
Les intéressés avaient été prévenus par un courrier à l’adresse postale du Collectif, courrier que personne n’avait encore relevé la veille de l’évacuation. Ils ont donc été réveillés ce matin-là par une escouade de policiers et les engins sur le pied de guerre pour détruire les baraques. L’un de nos amis, Ioan, appelle Denis qui se rend sur les lieux avec deux autres personnes. L’évacuation est musclée. Pas de violence physique, mais aucun ménagement. Aucune préparation, aucun délai pour sortir les affaires personnelles des baraques, tout part dans les poubelles, vêtements, ustensiles de cuisine, objets personnels, jouets, etc. Comment signifier mieux à des êtres humains qu’ils ne sont que du déchet ?
La photographie occupant toute la première page de l’édition Metz-Orne du RL du lendemain est effroyable. Le message implicite est évident : « Le FN en rêve, Dominique Gros le fait. »
L’errance des familles roumaines dans Metz
Denis, Marie-Paule, Fernand et Sandra se dépatouillent comme ils peuvent. Ils décident de conduire les gens vers un lieu visible et abrité, non loin de la préfecture. La police les en déloge. Le lendemain, les militants du Collectif leur fournissent des tentes pour qu’ils s’installent le long de la Moselle sous le Pont des Grilles av. Blida.
La police les déloge à nouveau. Toutes ces interventions sont accompagnées de contrôles d’identité à répétition. On finit par se rabattre sur les rives de la Seille juste derrière la Porte des Allemands. Le lendemain matin, dimanche 2 août, ils sont à nouveau délogés par de jeunes artistes pour qui l’emplacement avait été réservé par la mairie pour des installations et de la musique. On déplace les tentes un peu plus loin juste sous le mur du rempart. Les enfants, Madalina, Fernando, Iosif et Alexandra, affamés, respirent le fumet des merguez que les jeunes artistes font griller sur leurs barbecues. Il ne leur en fera pas fait cadeau.
Le lieu est insalubre. Pas de sanitaires, pas d’eau potable. Nos amis se plaignent de démangeaisons. Leur petit chien souffre d’une dermatite diagnostiquée par un vétérinaire bénévole, et d’occlusion intestinale du fait d’une alimentation inappropriée. Avec la chaleur, l’atmosphère s’épaissit d’odeurs nauséabondes. La nuit ils reçoivent sur les tentes des seringues et des caillasses lancées depuis le haut de la muraille qui les surplombe. Fernando et Lamîita passeront des nuits blanches à trembler et au matin, Luminita, leur jeune maman, recoudra patiemment la toile de tente.
Mercredi 5 août, à l’appel du Collectif, un rassemblement se tient devant la préfecture. Il y a là Adam, Costel, Fernando, Gianina, Ilie, Ioan, Iosif, Alexandra, Luminita, Madalina-Gabriela, Mariana, Marius, Mirela, Natalia, Petru, Preda, Roméo, Traian, Violetta et Zobar-Alin. Il y a d’autres amis venus les soutenir. Aucune délégation ne sera reçue par la préfecture. Plutôt que de se disperser, on décide de marcher à travers la ville. Le retour se fait pancartes toujours brandies, et on donne aux curieux des explications. Une armada de flics suit le cortège.
Troisième surprise
Le maire et le préfet imaginent la ville de Metz au bord de l’exaspération fasciste. Cette exaspération, ils la craignent, car il en va de leur carrière. En même temps, ils y complaisent et donnent à ce courant d’opinion les gages de leur « bonne volonté ». Tant pis si les Roms en pâtissent, on ne fait pas d’omelette…
Troisième surprise, donc. À l’exception de quelques réactions épidermiques, les gens comprennent. Traiter de la sorte des êtres humains est indigne. Le maire et le préfet qui s’imaginaient s’attirer la sympathie de l’opinion par ces méthodes ont raté leur coup.
Les Messins, dans l’ensemble, du moins ceux que nous croisons ce jour-là, ne sont pas plus fascistes, pas plus racistes, pas plus xénophobes que le reste de la France ni de l’Europe. Ils ont du cœur. Le spectacle navrant de cette errance des pauvres gens dans leur ville les touche. Le cortège reçoit des marques de sympathie.
Le soir tombe sur le campement. On décide qu’il est temps d’agir. On se réunira le 10 août.
Agir en justice
Marie-Paule a pris contact avec Maître Paveau qui rédige une assignation en référé à la requête d’Adam, Ghizela, Ilie, Iosif, Luminita, Mariana, Marius 1, Marius 2, Mirela, Petru , Roméo, Terentie, Varga Ioan et Zobar-Alin à l’encontre du maire de Metz pour le premier septembre sur trois griefs.
Le premier grief concerne la forme de l’ordonnance sur requête visant les personnes évacuées. Selon le Code Civil, sauf impossibilité logique ou constatée, une décision de justice (par exemple l’évacuation d’un campement) doit être rendue après débat contradictoire avec toutes les parties concernées, ce qui n’a pas été le cas. Nous demandons, par conséquent, la rétractation de l’ordonnance sur requête du 12 juin.
Le second grief, plus grave, porte sur le fait que l’ordonnance concernait treize personnes nommément citées (avec pas mal d’erreurs sur le nom, le sexe ou l’âge, mais les huissiers ne sont pas infaillibles, ils ne sont qu’assermentés). Le maire de Metz demandait à la juge du TGI de bien vouloir élargir la décision requise à toutes les personnes éventuellement présentes sur le terrain. Il voulait un paquet.
Les maires rêvent, les juges statuent. La réponse fut non. Pas de paquet pour le maire. La décision de justice ne peut porter que sur des personnes nommément citées, et pas sur la mention générique et fantaisiste de « gens du voyage » retenue en la circonstance.
Autrement dit, la juge accédait à la demande d’évacuation du campement, à condition que la décision ne porte que sur les personnes nommément désignées par l’huissier.
Le 28 juillet, toutes les personnes présentes sur le camp ont subi la force coercitive des flics et des pelleteuses. Or elles n’étaient pas toutes nommément visées par la décision de justice. Et de plus, certaines des personnes visées étaient absentes. Du n’importe quoi.
Le troisième grief se rapporte à la fameuse Circulaire Interministérielle du 26 août 2012 négligée par les pouvoirs publics en la circonstance. Certes, il ne s’agit que d’une circulaire, modeste tant dans sa nature (elle ne peut faire obstacle à l’exécution d’une loi, d’une ordonnance ou d’un décret) que dans sa formulation. Mais adressée à des autorités préfectorales, elle est opposable à une décision de justice exécutée par ces mêmes autorités.
On verra comment le TGI tranchera. Si la juge donne raison aux requêtes qui lui sont présentées par Adam, Ghizela et les autres le maire pourra être condamné pour voies de fait contre les personnes et les biens. Il se verra contraint de leur donner des solutions de relogement et de leur verser des indemnités. Si la juge leur donne tort, le combat continue, car la maxime fondatrice du Collectif Mosellan de Lutte contre la Misère reste valable. Ce que nous n’obtenons pas de la justice, nous l’obtiendrons autrement.
Agir dans les faits
On se réunit lundi soir, 10 août. Ian, Iosif et Marius sont des nôtres. Je veux leur offrir une bière, ils refusent net : ils ne sont pas là pour rigoler, ils veulent qu’on soit en mesure de préparer un vrai plan d’action pour sortir d’affaire. On carbure au café. En tout, nous sommes 18 présents.
Daniel nous explique en quoi la procédure que nous avions engagée, Denis et moi, auprès du JEX, n’était pas appropriée. Puis il nous fait le commentaire de texte de l’assignation en référé rédigée par son confrère Antoine Paveau, étayée notamment sur la jurisprudence. Il s’agit en l’occurrence de l’arrêt Winterstein paru le 17 octobre 2013 suite à une condamnation de la France par la Cour Européenne des Droits Sociaux (CEDS). Cet arrêt invoque l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme qui porte sur le droit au respect de la vie privée et familiale. Il toute ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit, sauf cas de force majeure dûment démontrée. La jurisprudence Winterstein établit la priorité de ce droit sur toute autre considération. Autrement dit, écraser le domicile et les biens d’une personne, même occupant illégalement un terrain, pourrait être considéré un délit.
L’audience se tiendra le 1er septembre à 10h au TGI.
En attendant la décision de justice, nos amis sont dans une sale situation et il faut maintenant agir d’urgence.
Deux projets sont retenus.
Le premier vise à faire du bruit, attirer l’attention des Messins sur les agissements de Dominique Gros à l’égard des plus fragiles d’entre eux. Nous sommes à quelques jours des célébrations du 15 août où ce même Dominique Gros s’apprête à jouer de la confusion des genres entre son mandat de maire et sa qualité de paroissien dans une manifestation patriotico-religieuse. C’est donc à ce double titre, de maire « socialiste » et de vertueux « catholique » que nous l’interpellerons avec des cantiques composés pour la circonstance et des images pieuses à sa gloire. Nul doute qu’avec son sens de l’humour, il saura apprécier. Dominique Gros n’est-il pas Charlie ? Outre le souffle divin, se prolonge en son âme l’esprit du 11 janvier.
Mais le 15 août, c’est aussi, plus simplement, la fête de l’Ascension. C’est une fête pour les catholiques, du monde entier et de toutes conditions sociales. C’est ce que nous rappelle Ioan sortant de sa poche son chapelet et nous montrant l’icône de la Vierge qui sert de fond d’écran à son portable. Il est décidé d’accompagner nos amis aux vêpres du 15 août, et de les aider à s’y préparer. Un peu de douceur évangélique dans ce monde de brutes.
Le second projet consiste à passer aux actes pour forcer l’hébergement. Nous démonterons les tentes dès le lendemain, mardi 11 août et nous les installerons au camping.
Le camping
Le FN rêve d’évacuer les Roms. Dominique Gros le fait. Mais lui, il a besoin d’huissiers, de juges, d’avocats, de policiers et de pelleteuses. C’est laborieux, lent et très coûteux. Et franchement cochonné puisque les Roms, loin de disparaître, deviennent de plus en plus visibles à traîner leur misère dans les rues. Ils mobilisent jour et nuit les bons offices des pandores chargés de leur signifier qu’ils se trompent s’ils se croient chez eux.
Le Collectif Mosellan de Lutte contre la Misère est capable, avec une poignée de bénévoles (six ou sept à peine si ma mémoire est bonne) de procéder en quelques heures à l’évacuation d’un campement illicite avec mise en application immédiate de la Circulaire Interministérielle du 26 août 2012, c’est-à-dire relogement et suivi social des intéressés. Et tout ça dans une autre ambiance.
Quelle a été notre méthode ?
J’appelle le camping. J’annonce la venue d’un groupe d’une vingtaine de campeurs à pied avec sept ou huit tentes. Une voix aimable me répond qu’il est inutile de réserver, il y a de la place, surtout pour des piétons. Le paiement ne se fait pas à l’entrée, mais au bout d’une semaine sur présentation de la facture.
On démonte les tentes, on charge les voitures. Catherine, Marie-Paule, Fernand, Iosif, Ioan, Zobar et moi allons à l’accueil du camping pour commencer les inscriptions. J’ai préparé la liste des gens, ce dont l’employée chargée de les saisir sur son ordinateur m’est reconnaissante. Jusqu’ici, tout se passe dans la bonne humeur. C’est à la lecture des noms qu’elle tique un peu. C’est des Roumains ? Oui. Des Roms ? Oui. C’est ceux qui ont été évacués par le maire ? Oui, exactement. — Alors, je ne sais pas si je peux les inscrire. — Et pourquoi ?
Elle en réfère à son supérieur qui subordonne sa réponse aux consignes qu’il recevra du chef de cabinet du maire. Il n’est pas très à l’aise. Je ne suis pas raciste, nous assure-t-il.
Le problème, et il n’est pas sans le savoir, ce n’est pas le racisme. Le problème c’est qu’il est en train d’établir une distinction entre les campeurs du tout-venant et ceux que nous lui présentons. Et ça, dans un lieu accueillant du public, c’est délicat. Le fait d’agir aux ordres d’un chef, et plus encore si on a pris soi-même la décision d’en référer à son chef, n’y change rien.
Le chef en question, nous l’imaginons perplexe. Il tarde à répondre. Il joue la montre. Peut-être espère-t-il le miracle d’un brusque afflux de campeurs afin d’afficher complet. De la sorte, il nous refuserait l’accès sur un motif légitime. Nous démontrons au responsable du camping que ce n’est pas une bonne idée. Il en prend conscience et cherche une autre solution.
Nous, pendant ce temps, nous harcelons les services de la mairie. On nous balade, on nous promet de rappeler et on ne nous rappelle pas. La bureaucratie dans toute sa splendeur.
Du côté des Roms, on s’impatiente. Dans cette canicule l’attente est éprouvante. En l’absence de « Mossieu Donni » (Denis Maciazek) et de ses coups de gueule proverbiaux, ils doutent. Ils parlent de reprendre les tentes et de réinstaller le camp au bord de la Seille. En réalité, Denis agit de loin, il nous envoie des journalistes de la radio, la télé et la presse écrite.
Je réussis finalement à rendre attentive une cadre de la mairie sur les conséquences humaines, sanitaires, médiatiques et, sous-entendu, pénales d’une obstination dans leur refus. Elle me rappelle cinq minutes plus tard, c’était un malentendu, tout est réglé.
Il ne reste qu’à installer les tentes. Ensuite, nous lisons et commentons le règlement du camping à nos amis. En gros, ils comprennent, et même ils respectent plutôt bien. Dans le détail, c’est loin d’être parfait, on a ses habitudes, mais leurs efforts sont si évidents et si touchants qu’ils s’attirent la bienveillance des autres campeurs et du personnel. Le responsable du camping prendra des initiatives sympathiques, comme la distribution de tickets de piscine. Lorsqu’ils ont besoin de son aide (par exemple pour utiliser l’ordinateur collectif), il se met en quatre pour trouver des solutions.
Nous avons donc obtenu un premier résultat. Nos amis ne sont plus à la rue et petit à petit, la sérénité revient. Les hommes sont moins énervés, les enfants retrouvent le sourire. Mais tout ce monde a faim.
Les ventres vides
Le 28 juillet, ces gens ont tout perdu, notamment les casseroles, les couverts et les réchauds.
Ils ont faim et leurs ressources se résument au produit de la mendicité. Il y a deux sortes de mendicité. La mendicité légale, ordinaire hélas, de ceux qui vous demandent poliment une pièce ou qui déposent une sébile à terre. Et il y a les autres formes, sanctionnées par le code pénal : mendicité agressive, présentation d’un enfant pour attirer la pitié, escroquerie à la charité, etc.
À Metz, on ne sanctionne pas que les formes délictueuses de la mendicité. L’arrêté anti-mendicité pris par le maire de « droite » a été reconduit et renforcé par le maire de « gauche ». C’est l’originalité de notre bonne ville. On y sanctionne toute mendicité même courtoise et humble.
Notre collectif dénonce cet arrêté, non seulement en raison de son iniquité, mais en raison de la philosophie qui le sous-tend. Quelle est cette philosophie ? Elle consiste à envisager la pauvreté comme une essence, on est, voire onnaît pauvre, ou pas, comme on est homme ou femme. Il en découle une lutte contre la pauvreté menée contre les pauvres.
En d’autres temps, de doux rêveurs entreprenaient d’éradiquer le handicap physique ou mental en liquidant les handicapés. Ils y ont échoué pour toutes sortes de raisons, les unes historiques, les autres simplement logiques. Car le handicap n’est pas une essence, mais une situation. En langage correct d’aujourd’hui, on ne dit plus handicapémais « personne en situation de handicap ». Cette précaution de langage, laborieuse certes, et souvent non dénuée d’hypocrisie, a au moins l’avantage de remettre les choses à l’endroit. On ne liquide plus, on compense le handicap par du matériel adapté, des aides, des allocations et des soins. La loi 2005-102 du 11 février 2005 dispose que cette compensation soit accordée I. C. I., immédiatement (du moins dès que le handicap est reconnu et évalué), de façon continue et surtout, inconditionnelle : il n’y a pas, au regard de la loi, de handicapé plus ou moins digne d’être aidé.
Le même raisonnement inspire notre lutte contre la misère. La misère est une situation. On peut abolir la misère par deux moyens évidents : de la bouffe pour ceux qui ont faim, un toit pour ceux qui sont à la rue. Tout de suite, sans interruption et sans condition. Le remède est vieux comme le monde. Et radical.
Certes, cet arrêté anti-mendicité est inégalement appliqué. En général, les policiers municipaux répugnent un peu à soutirer de l’argent à des gens qui n’ont que la mendicité pour vivre. Ils savent parfaitement distinguer cette mendicité des formes illégales citées plus haut, envers lesquelles à juste titre, ils interviennent plus résolument.
Mais ce qui retient notre attention, c’est le caractère symptomatique de cet arrêté, ce qu’il signifie et ce qu’il exprime à la population. Nous sommes convaincus qu’à terme, il sera abrogé, par nécessité historique et rationnelle. Ce jour-là signifiera que le maire de Metz, l’actuel ou son successeur, cesse de marcher sur la tête pour complaire aux sirènes des essentialistes de la misère qui ont le vent en poupe dans les urnes. Ce jour-là inaugurera les formes d’action sociale mieux inspirées que celles qui prévalent aujourd’hui. Cela viendra tôt ou tard.
Mais revenons au camping. Les Roms ne sont pas pauvres par essence mais par situation. Donnez-leur à manger, ils cesseront de se conduire en crevards, donnez-leur, sans condition, tout de suite et définitivement un abri, ils cesseront d’enlaidir la ville par le spectacle consternant d’une misère qu’ils n’ont pas choisie.
Le jour du démantèlement, le 28 juillet, Denis avait pris l’initiative de les mener à la Boutique Solidarité de la Fondation Abbé Pierre pour un repas de midi. Ils ont trouvé porte close. Pas de repas gratuit sans prescription alimentaire du CCAS (Centre Communal d’Action Sociale). Marie-Paule se rend au CCAS où elle reçoit des explications confuses. Jeudi 13 août, j’essaie d’y voir plus clair. Je vais avec Fernand et Jean à la Boutique Solidarité où le responsable à l’accueil nous confirme les conditions opposées deux semaines auparavant. De là nous repartons sur nos vélos vers le CCAS où les explications que nous recevons sont encore plus embrouillées que celles qu’avait reçues Marie-Paule. L’entretien se conclut par une réflexion de Jean : si au lieu de Roms il s’agissait de chiens, la SPA leur aurait servi des croquettes I. C. I., immédiatement, jusqu’à plus faim et sans condition. Il regrette un peu en sortant, il nous demande si on ne lui en veut pas d’avoir été un peu vif avec la dame qui nous recevait si gentiment. Il est vrai que nous, à force d’empathie avec les Roms, comme eux, il nous arrive de perdre patience.
Là-dessus, je téléphone à Raphaël Pitti, adjoint au maire à l’urgence sociale qui n’a pas le temps de me parler mais qui m’invite spontanément à venir le trouver lundi matin dans son bureau. Nous reviendrons sur cet entretien et sur ses conséquences, positives cette fois.
Quoi qu’il en soit, nous devons à son intervention un déblocage de la situation. Désormais les Roms recevront une prescription alimentaire du CCAS chaque jour de la semaine, outre des colis alimentaires du Secours Populaire délivrés le week-end.
Nos discussions avec Raphaël Pitti
Comme convenu la semaine précédente, je me suis rendu avec Catherine à son invitation lundi 17 août au matin. Il nous a exposé sa vision du problème. Catherine en a rendu compte dans un billet que nous mettrons en annexe. Nous apprenons tout de même qu’il a très mal vécu cette évacuation, comme un fait accompli dont il a eu connaissance par la presse. Cela en dit long sur la bonne entente dans notre équipe municipale. Ils nous révèle également le rôle actif de la DDCS dans le cordon sanitaire qui nous isole des autres organisations militantes, humanitaires ou caritatives censées elles aussi lutter contre la misère. Il rencontrera le maire et prendra attache avec la directrice du CCAS. Outre la question des repas, il trouve une solution élégante aux questions qui concernent le camping (qui paie, quand et jusqu’à quand ?). Enfin, il nous fait part de son projet de remettre autour de la table les professionnels et les bénévoles qui doivent maintenant entrer en phase de dialogue et de proposition pour traiter de la situation des Roms à Metz. Il envisage un dispositif « contractuel » dont nous percevons bien les bonnes intentions, mais dont nous contestons les bases théoriques et pouvons démontrer les limites, ainsi que nous le lui avons dit. Nous y reviendrons plus tard. Nous apprenons maintenant à travailler par étapes. Comme disait Brecht, Erst kommt das Fressen dann die Moral, la bouffe d’abord, la morale ensuite.
Quoi qu’il en soit, l’implication de M. Pitti mérite notre respect et notre reconnaissance. Il vient de dénouer une crise inextricable avec patience et finesse. Nous entrons dans une autre phase. Le dialogue est renoué, il y a de l’espoir. Il ne nous a pas caché la difficulté de sa tâche. Si les choses commencent maintenant à bouger dans le bons sens du côté de la mairie, du côté de la préfecture, on se heurte à un mur.
Pour conclure…
Il n’y a rien à conclure, c’est une histoire à suivre… qui ne fait que commencer.
Relativement à notre maxime « hébergement I. C. I. » nous ne sommes pas au bout du rouleau, mais pour la première fois, depuis presque un an, quelque chose de moins décourageant se profile à l’horizon.
D’où vient ce rayon de soleil ? Je l’attribue à la ténacité de Denis qui dans les périodes les plus décourageantes n’a jamais désarmé. Et je l’attribue à la magnifique mobilisation qui s’est produite après l’évacuation du camp. Mobilisation des bras et des jambes, des gueules et des plumes, des cerveaux et des cœurs.
Denis me fait confiance pour lui succéder dans les fonctions de porte-parole du Collectif. Rappelons ici que nous ne sommes pas une association, mais un rassemblement de bénévoles soutenus (inégalement) par diverses organisations. Il n’y a donc pas de président, mais un porte-parole, autrement dit, une grande gueule. Aujourd’hui, la grande gueule, c’est moi, et quand je serai enroué, ce sera le tour d’un ou d’une autre.
Éric Graff